Liberté ou sécurité, une autre lecture de Visions of Johanna de Dylan
Dans Visions of Johanna, Bob Dylan compose l’un de ses textes les plus énigmatiques, poétiques et douloureusement lucides. Trop souvent réduite à une chanson d’amour cryptée, elle est pourtant bien davantage : une allégorie du choix intérieur entre sécurité et liberté, ancrage et errance, certitude et feu sacré. Je vais essayer de donner ma lecture de ce poème paru sur Blonde on Blonde.
La chanson aurait été écrite alors qu'il vivait à New York avec Sara Lownds. Dans ce contexte, elle représente peut-être un aveu. Il se demande s'il doit rester avec Sara qu'il nommera Louise. Mais ce questionnement ne saurait se résumer à cela. Il est peut-être attiré par l'insaisissable Edie Sedgwick qui représenterait Johanna. C'est à cette époque qu'il se marie avec Sara pour le nier le lendemain.
Au cœur du texte, deux figures féminines se font face : Louise et Johanna. Elles ne sont pas de simples femmes. Elles sont des forces symboliques. Louise, c’est le connu, le corps accessible, la tendresse rassurante, la possibilité d’un avenir lisible. Johanna, elle, c’est l’ailleurs : l’inatteignable, la tension constante, la lumière fugitive. Dylan ne les oppose pas frontalement ; il les fait coexister dans l’espace mental du narrateur, comme deux voix qui s’entrelacent et s'opposent.
Au début, tout est calme, posé avec de l'amour, de la musique douce et de la chaleur. Pourtant dans cette sérénité dénudé où Louise propose tout de même des poignées de pluie qu'on pourrait associer à de la richesse, les visions de Johanna commencent à poindre.
Dans le deuxième couplet, cette tension prend la forme d’un jeu cruel de colin-maillard. Pendant ce jeu, des sirènes nocturnes l'invite à se joindre à elles en suivant la ligne D du métro new-yorkais. Cette ligne représente l'escapade vers la vie nocturne. Dans cette paraphrase de l'odyssée, Louise tente de se faire le miroir de lui-même, semble le comprendre. Mais, alors que Louise reflétait son visage, tout vient s'écrouler quand Johanna dans un éclair vient remplacer les traits du narrateur dans le miroir qui reflétait autrefois son visage.
Ensuite, vient son rapport à la société. Le garçon perdu chante et écrit des banalités mais en est si fier. Louise n'est pas fautive. Elle n’apparaît pas dans ce couplet. Il se sent peut-être incompris mais incapable d'expliquer. Pourtant le tiraillement qui a pris naissance en son sein l'empêche de dormir.
L'appel de la gloire est personnifié par la suite. Des voix semblent lui dire que son œuvre pourrait passer les siècles comme l'a fait Mona Lisa. Pourtant, le narrateur se dit que vu ses traits, Mona Lisa ne devait pas être si joyeuse. Son sourire affiché en dit peut-être plus long que ce qu'on veut lui faire dire. Son voyage à travers les siècles l'a peut-être rendue désabusée comme un voyageur au trop long cours. Les figures suivantes échappent à toute assignation précise — sans doute parce que Dylan lui-même les veut mouvantes, troubles, insaisissables. Elles appartiennent à ce territoire du rêve ou du reflet, où le sens n’est jamais figé. Une allusion au Caravage (jelly-faced women), à Marcel Duchamp (Mona Lisa avec une moustache) ? Peu importe, l'appel de la gloire ne l'intéresse pas.
Dans cette progression, Dylan abandonne Louise. Pas brutalement. Mais inéluctablement. Les vers sont de plus en plus court comme si le narrateur était en fuite, dans une course effrénée vers la liberté. Et lorsque le "fiddler" s’éclipse dans la nuit, ce n’est pas une note de fin : c’est un départ, une fuite vers l’inconnu.
"And these visions of Johanna are now all that remains"
Ce "fiddler" – surnom que certains ont attribué à Dylan lui-même – n’est autre que l’artiste en exil, celui qui renonce au confort pour la vérité, à l’amour tangible pour la liberté intérieure. Le monde peut bien lui tendre un fauteuil, la gloire et un foyer, il préfère emporter ses visions.
Ce que Visions of Johanna nous raconte, ce n’est pas simplement une histoire d’amour impossible. C’est un choix de vie, aussi politique que poétique. Un choix qui rejoint, à sa manière, la maxime de Benjamin Franklin : "Un homme prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux."
Dylan, dans ce poème chanté, ne sacrifie rien. Il perd Louise, il perd la paix, il perd peut-être même sa raison. Mais il garde Johanna, et c’est tout ce qu’il accepte de laisser subsister.
Elle peut être une fuite vers Edie qui se soldera vers un retour au bercail après avoir été, éventuellement, éconduit. Sara le récupère et devient la sad-eyed lady of the lowlands. Pour moi, cette chanson veut dire autre chose. Elle questionne les choix de vie et leurs incidences. La personnification de la liberté et de la sécurité dans des visages de femmes en fait pour moi une œuvre majeure.